Premier échec, par Laure

Diptyque 4.5. L'histoire de la photo de Jérôme racontée par Laure.

Elle avait tout réussi dans sa vie. Toujours. Du premier coup.

Études brillantes, un chouette boulot. Bien payé, intéressant, des collègues avec qui elle s’entendait bien. Une vie sociale agréable et riche, des amis, des sorties. Elle avait acheté il y a quelques années déjà un appartement qu’elle adorait, qu’elle avait su décorer avec goût en chinant à droite à gauche.

Elle vivait en couple avec un homme comme elle, peut-être un peu moins brillant. Ils avaient décidé d’un commun accord de n’avoir pas d’enfant. Ils voyageaient durant leurs vacances, pensaient acheter bientôt une résidence secondaire en province, à la campagne.

Elle avait tout réussi dans sa vie. Toujours. Du premier coup.

Bref, une vie parfaite.

On aurait pu en déduire qu’elle était la femme la plus heureuse du monde.

Pourtant non. Elle était terriblement frustrée par sa passion, une passion étrange : elle était fascinée par les happenings internationaux. Elle était intarissable à se sujet. Elle pouvait vous dire quel photographe avait réuni le plus de corps nus pour la photo du siècle. Elle savait quand il faudrait à nouveau tirer une corde à linge et y accrocher une oeuvre format A4 avec des pinces à linge en bois. Elle avait déjà participé à ces arrêts sur image qui s’organisent de-ci de là, où tous se figent un instant. Mais ce qu’elle aurait voulu, c’est organiser une de ses manifestations inutiles et impressionnantes.

Elle avait tout réussi dans sa vie. Toujours. Du premier coup.

Elle se démena alors dans ce sens, persuadée que comme tout ce qu’elle avait entrepris jusqu’alors, ce serait une grande réussite. Elle ouvrit un blog dédié à sa passion. Elle écrivit de nombreux articles documenté sur ce qui se faisait. Elle ne regardait jamais ses stats : la qualité de ses articles, la régularité avec laquelle elle écrivait, cela devait lui attirer un public nombreux. Et si les commentaires étaient rares, c’était simplement parce qu’il n’y avait rien à ajouter, rien à discuter.

Elle avait tout réussi dans sa vie. Toujours. Du premier coup.

Et un jour, enfin, elle lança elle son action. Elle avait prévu un vaste lieu, un jour où quasiment personne ne travaillait. Elle était sure d’elle-même : il y aurait des milliers de participants. Ça allait être formidable. Tout était sur son blog, pas la peine d’organiser un rendez-vous préparatoire. Pour une première fois, elle avait choisi quelque chose de simple. Il suffisait d’être, à l’heure dite, habillé de noir, prendre une pause particulière, la garder une minute, puis s’en aller comme si rien ne s’était passé.

Quand elle arriva sur la place, peu de gens s’y promenait, et bien peu parmi eux entièrement de noir vétu. Normal, elle était très en avance, et si on voulait que l’événement soit une réussite, mieux valait ne pas être trop nombreux à avoir l’air d’attendre quelque chose.

Elle avait tout réussi dans sa vie. Toujours. Du premier coup.

Mais le temps passa et la place ne se remplissait pas. A l’heure choisie ils était à peine une dizaine à être en noir sur la place, et elle fût la seule à prendre la pause, sous le regard étonné, amusé, ou effrayé des passants.

Du haut d’une fenêtre, son homme, qui devait prendre des photos de l’événement, prit cette unique photo, trace du plus grand échec de sa vie.